Discriminations linguistiques

Phyllis Dalley, Ph. D., Université d'Ottawa

Nénuphar est tranquille dans votre classe. Jamais un mot de plus qu’il faut, et seulement lorsqu’il faut. Ses devoirs sont toujours remis à temps et, lorsqu’elle est la première à terminer ses travaux en classe, elle attend silencieusement, le nez dans un livre, la reprise du travail collectif. Elle contribue en douceur au travail de groupe, en peu de mots elle fait avancer les discussions et prend sur elle la responsabilité de gardienne du temps. Mais, à l’extérieur de la classe, attention, Nénuphar est une tout autre personne.

Dans les couloirs, avec son groupe d’amiEs, Nénuphar bavarde avec émotion et énergie. Elle y met tout son corps. Ses qualités de leader sont évidentes. Même lorsque vous lui rappeler « en français! », elle ne vous montre pas le même respect qu’en classe. Elle vous tourne le dos et se tait, le temps que vous continuez votre chemin. Ses amiEs ont du mal à retenir leur sourire ou leurs rires. À quelques pas du groupe, vous entendez Nénuphar reprendre de plus belle, mais pas en français.

Lorsque vous parlez à Mme Sapin, mère de Nénuphar, de la situation, elle vous accuse de glottophobie, ou de discriminer sa fille en raison de ses pratiques linguistiques. Vous glottophobe? Cela ne se peut pas! Vous avez rencontré une forte discrimination linguistique à l’université où vous côtoyé des professeurEs qui ont jugé sévèrement les traces qu’a laissées votre parcours en contexte anglo-dominé a laissé dans votre accent « anglais » et dans la syntaxe de votre français. La honte de vos origines s’est ajoutée à votre insécurité linguistique, ou à votre prise de conscience « d’une distance entre [vos pratiques linguistiques] et une langue [que vous reconnaissez] comme légitime parce qu’elle est celle de la classe dominante, ou celle d’autres communautés où l’on parle un français « pur », non abâtardi par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle des locuteurs fictifs et détenteurs de LA norme véhiculée par l’institution scolaire » (Francard, 1993, 13). Les propos de Mme Sapin vous rappellent également la peur provoquée par la haine d’une personne qui vous a dit « Speak White! » dans le centre commercial de la métropole non loin de votre ville natale. Votre insécurité linguistique statutaire, cette croyance que le statut sociopolitique de sa langue est inférieur à celui d’une autre langue, s’est est trouvée renforcée. Plus jamais vous ne parleriez français, ou franglais, en public!

Vous avez eu la chance d’appartenir à une communauté de langue française, d’avoir un parent anglophone francophile et de deux enseignantEs qui ont nourri votre sentiment d’appartenance à la francophonie et appuyé votre bien-être langagier en contexte d’insécurité linguistique. Votre résilience langagière ainsi épaulée, vous avez persisté, réussi l’épreuve linguistique de votre faculté d’éducation après non pas deux, mais trois tentatives et devenue enseignantE à votre tour. Votre intention a toujours été de participer pleinement à la résilience langagière de vos élèves. Il semble que, dans le cas de Nénuphar du moins, vous n’ayez pas réussi. Le cœur gros, vous exprimez votre désarroi à Mme Sapin et demande qu’elle vous en dise plus long.

Mme Sapin explique qu’il y a d’autres français que le vôtre qui comptent dans le monde et que ce n’est pas parce que sa famille ne parle pas le français du Québec qu’elle est moins francophone que la vôtre. Chez elle, on parle trois langues et, le plus souvent, on les entrelace. C’est ce qui est normal, ou la norme dans sa communauté, similairement à la majorité des personnes bilingues de par le monde (Ludi et Py, 2013). Exiger que Nénuphar fasse autrement, c’est la placer en situation de déficit de légitimité, à un point tel qu’elle refuse de dire un mot de français à l’école et à la maison. Elle est convaincue qu’elle ne pourra jamais parler assez bien le français pour être une vraie francophone. Mieux vaut arrêter d’essayer que de supporter une telle insécurité identitaire (Calvet, 1999 : 168). Elle ne sera toujours qu’une bilingue à vos yeux.

Vous êtes abasourdie. Vous vouliez tellement soutenir l’apprentissage du français scolaire de vos élèves afin qu’iels n’aient pas à passer par cette lutte interne que vous avez mené tout au long de votre vie pour vous affirmer comme francophone contre vents et marées anglo et francodominants, et voilà que vous reproduisez ce que vous vouliez changer.

Vous savez bien que, malgré ce qu’en dit Mme Sapin, vous n’êtes pas la seule responsable de l’insécurité linguistique de vos élèves. Les politiques linguistiques de l’école et du conseil scolaire sont fondées sur une vision unilingue du monde et les manuels acceptés par le ministère de l’Éducation ainsi que la littérature étudiée à l’école font peu de place à la variation linguistique du français. Il y a de plus en plus d’ouverture à la littérature bilingue et à la musique plurilingue du monde francophone, mais le frottement, l’entrelacement des langues demeure absent du modèle dominant des langues unitaires enseignées à l’école. Là, on sépare les langues en codes distincts que l’on nomme le français, l’anglais, l’arabe, par exemple, et l’on corrige tout emprunt ou calque d’une langue vers une autre. Mais le fait d’exiger que l’on parle français à l’école de langue française est-il un acte glottophobe?

La glottophobie est, selon Blanchet (2021), inventeur du terme, un ensemble de « discriminations à prétexte linguistique […] inacceptable sur le plan éthique et/ou illégal sur le plan juridique ». Vous ne croyez pas qu’il soit illégal d’insister sur l’usage du français à l’école. Sur le plan éthique, cela pourrait dépendre de la situation. Lorsqu’unE élève est victime d’attouchements à caractère sexuel par exemple, l’école fait exception à sa politique et communique avec les parents en français et en anglais. De même, lorsque vous discutez avec un parent, vous utilisez leur langue de préférence, si vous la connaissez. Mais que dire du cas de Nénuphar? Il n’est pas illégal d’insister sur l’usage d’un français scolaire. Est-ce éthique de le faire? Vous vous dites qu’il ne serait pas éthique d’exiger qu’unE élève délaisse son accent pour prendre le vôtre. Vous êtes mal à l’aise à l’idée de demander à Nénuphar de ne parler qu’une langue à la fois. En même temps, vous savez que vous avez la responsabilité de lui donner les outils pour le faire. Les langues normées sont des ressources importantes pour la compréhension des matières scolaires et pour les études de haut niveau. De plus, si vos élèves parlent leur français régional ailleurs que dans leur petite localité, iels seront victimes de glottophobie.

Nénuphar a nettement l’impression que l’école, et vous, lui réservez un traitement glottophobe marqué par « le mépris, la haine, l’agression et donc globalement le rejet, de personnes, effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langues) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes » (Blanchet, 2013, 29-30). Nénuphar ne voudra pas croire que vous insistez sur l’usage d’un français normé pour son bien. Il faut plutôt trouver une approche qui légitime ses pratiques langagières. Après, elle pourra décider si elle veut ou non apprendre le français standard.

En discutant avec des collègues, vous réalisez que ce ne sont pas que des élèves ayant évolué en contexte francophone minoritaire qui se trouvent en situation d’insécurité linguistique. Le français étant une langue de colonisation en Amérique, en Asie et en Afrique, on ne peut plus dire qu’il existe un seul français standard ou international. Certaines personnes apportent leur variété de français standard au Canada lorsqu’elles y immigrent. Elles sont souvent surprises de se trouver en déficit de légitimité dans un marché de l’emploi qui exige le standard québécois et leurs enfants de rencontrer d’autres variétés, encore qu’iels doivent parler et écrire pour réussir sur le plan scolaire d’une part et sociale d’autre part à leur nouvelle école. Ainsi, en situation de sécurité linguistique dans leur pays d’origine où iels estimaient « que leurs pratiques linguistiques coïncident avec les pratiques légitimes, soit parce qu’ils sont effectivement les détenteurs de la légitimité, soit parce qu’ils n’ont pas conscience de la distance qui les sépare de cette légitimité. » (Francard, 1997, 172), iels se trouvent en insécurité linguistique devant une norme exogène. Par ailleurs, ces familles avaient l’impression que le Canada était un pays bilingue, où il est possible de vivre en français. Les enfants comprennent rapidement que la langue anglaise est la langue des couloirs de l’école et, ayant peu ou pas de connaissance de cette langue, se trouvent en situation d’insécurité statutaire. Et madame qui leur refuse la possibilité de l’acquérir auprès de leurs pairs! Encore d’autres élèves ne parlent ni français ni anglais à leur arrivée à l’école. Et les élèves qui ne parlent que la langue anglaise? Ces élèves sont-iels en situation d’insécurité linguistique?

De fil en aiguille, vous apprenez qu’on parle davantage d’anxiété langagière « comprise comme les sentiments négatifs, les inquiétudes et le stress ressentis par des locuteurs dans le cadre de l’apprentissage et de l’usage d’une langue » lorsqu’il est question d’apprenantEs d’une langue seconde et est plus aiguë chez les personnes immigrantes. (Magnan et al. 2022, 135). L’anxiété langagière peut avoir des effets néfastes sur la motivation et sur la capacité à apprendre une langue ou à apprendre à travers cette langue. Les croyances du personnel enseignant à l’égard de l’apprentissage d’une langue et les interactions entre le personnel et l’élève sont des sources très importantes de l’anxiété langagière. Croire, par exemple, que les élèves qui ne parlent pas français à leur arrivée à l’école ne pourront jamais atteindre le niveau des élèves qui ont le français pour langue première aura des conséquences sur ses attentes et ses jugements à l’égard des productions langagières de l’élève. Croire, de surcroît, que ces élèves n’ont pas leur place à l’école de langue française est faire preuve d’une glottophobie qui ne pourra qu’entraîner des conséquences négatives sur la qualité de ses interactions avec iels. Que l’on en soit conscientE ou non. Les élèves comprendront qu’iels maitrisent insuffisamment la langue française et qu’iels ne pourront jamais atteindre le niveau d’excellence nécessaire à leur participation légitime à la vie scolaire.

Dans le fond, l’anxiété et l’insécurité linguistique ont beaucoup en commun. Vous vous dites que la différence, c’est que l’insécurité linguistique a trait à ce que Francard (voir la définition ci-dessus) nommait l’idiolecte, ou la façon particulière qu’à la personne de parler une langue qui est sienne alors que l’anxiété langagière concerne sa production d’une langue nouvelle, qui n’est pas encore sienne. Vos recherches vous mènent à conclure que les approches plurielles à l’enseignement des langues (Auger, 2005; Dagenais, 2017; Thibeault, Maynard et Boisvert, 2022) peuvent atténuer l’anxiété langagière, mais qu’une pédagogie critique de la langue (Kultti, 2022; García et Otheguy, 2020), ou axée sur la plurinormativité du français (cf. l’enseignante « Arianne » dans Thibeault, Maynard et Boisvert, 2022*) et l’arbitraire du pouvoir de(s) norme(s) standardisée(s) (Dalley et d’Entremont, 2004), viendrait soutenir la résilience langagière des élèves en insécurité linguistique.

*Ariane intègre la plurinormativité à son enseignement de la grammaire normative du français et reproduit ainsi le pouvoir de cette norme unique. Une pédagogie critique de la langue brouillerait cette reproduction.

Références bibliographiques

Aslim-Yetis, V., et Çapan Tekin, S. (2013). L’anxiété langagière chez des étudiants turcs apprenant le français. The Journal of International Social Research, 6(24), 1426.

Auger, N. (2005). Comparons nos langues. Démarche d’apprentissage du français auprès d’enfants nouvellement arrivés [vidéo]YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=_ZlBiAoMTBo

Blanchet, P. (2021). Glottophobie. Langage et société, 155-159. https://doi-org.proxy.bib.uottawa.ca/10.3917/ls.hs01.0156

Blanchet, P. (2013). Repères terminologiques et conceptuels pour identifier les discriminations linguistiques. Cahiers internationaux de sociolinguistique, 4, 29-39. https://doi-org.proxy.bib.uottawa.ca/10.3917/cisl.1302.0029

Calvet L.-J., 1999, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon.

Dagenais, D. (2017). Tensions autour de l’enseignement des littératies plurielles en milieu minoritaire. Éducation et francophonie45(2), 5–21. https://doi-org.proxy.bib.uottawa.ca/10.7202/1043526ar

Dalley, P. et d’Entremont, Y. (2004). Identité et appartenance en milieu scolaire : Guide à l’intention des concepteurs de programmes. Conseil atlantique des ministres de l’Éducation et de la Formation.

Francard, M., 1997, « Insécurité linguistique » dans MOREAU, M.-L. (Ed.), Sociolinguistique, Concepts de base, Liège, Mardaga, p. 172.

García, O. et Otheguy, R. (2020) Plurilingualism and translanguaging: commonalities and divergences, International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 23:1, 17-35, DOI: 10.1080/13670050.2019.1598932

Kultti, A. (2022) Globalising early childhood education (GECE)International Journal of Multilingualism 0:0, pages 1-11.

Lüdi G., et Py, B. (2013). Être bilingue (4e édition ajoutée d’une postface). Peter Lang.

Magnan, M.-O., de Oliveira Soares, R., Russo, K., Levasseur, C. et Dessureault, J. (2022). « Est-ce que je suis assez bonne pour être ici? » : anxiété langagière et discrimination linguistique en contexte scolaire québécois. Canadian Journal of Education / Revue canadienne de l'éducation, 45(1), 128–155. https://doi.org/10.53967/cje-rce.v45i1.5023

Thibeault, J., Maynard, C. et Boisvert, M. (2022). Exploration de pratiques plurilingues et plurinormatives pour enseigner la grammaire en Ontario francophone. Éducation et francophonie50(3). https://doi-org.proxy.bib.uottawa.ca/10.7202/1091117ar