Faire de la leçon de grammaire un lieu inclusif : trois principes pour orienter les pratiques d’enseignement

Joël Thibeault, Université d’Ottawa

En sociologie, il est reconnu que la langue peut être utilisée comme outil permettant la production de certaines inégalités (Bourdieu, 1982). En valorisant ainsi les usages linguistiques que l’élite considère légitimes, la société tend à exclure, par des processus qui sont souvent difficilement repérables sans l’adoption d’un regard critique sur le langage, les groupes dont les productions langagières présentent des écarts par rapport auxdits usages. L’école, produit de la société dans laquelle elle prend essor, propage donc souvent des idéologies monolingues mononormatives et, donc, légitime une seule langue, la langue de scolarisation, dans sa variété standard.

Au sein des écoles de langue française, c’est notamment par l’entremise de l’enseignement grammatical que cette légitimation exclusive des usages linguistiques associés au français standard a lieu. En effet, dans la tradition scolaire francophone, un temps de classe considérable est consacré à la grammaire (Lord, 2012), laquelle est dès lors perçue comme l’un des moyens pour amener les élèves à comprendre le fonctionnement du français standard et produire des discours, oraux et écrits, qui y sont conformes (Chartrand, 2012). Si cette finalité de l’enseignement grammatical est noble – il est tout à fait souhaitable que les élèves développent des habiletés grammaticales en français standard –, les pratiques que déploie le corps enseignant pour y arriver font souvent fi des usages linguistiques des élèves à l’extérieur de la sphère scolaire (Larouche, 2018). Dans ce texte, en conformité avec les orientations qui sous-tendent ce continuum, nous nous proposons de mettre en avant des principes pour que l’enseignement de la grammaire puisse non seulement amener les élèves à saisir les rouages du français standard, mais que cela se fasse en reconnaissant et en valorisant toute la complexité de leur trajectoire linguistique.

1. Mettre en œuvre des pratiques dont la pertinence est montrée par la recherche en didactique

De plus en plus, quand on parle de diversité et d’inclusion dans le contexte des pratiques d’enseignement, on pense à des approches où les élèves sont appelés à réfléchir à la diversité linguistique et aux variétés de français. Or, avant même de considérer de telles approches – ce que nous ferons dans les sections suivantes du présent texte –, il convient de souligner que les pratiques d’enseignement grammatical qui sont reconnues par la recherche en didactique du français sont susceptibles d’appuyer l’ensemble des élèves. Autrement dit, les bonnes pratiques demeurent de bonnes pratiques, et le corps enseignant gagne donc, entre autres, à s’engager dans des formations continues en didactique de la grammaire.

Pensons, par exemple, aux dictées métacognitives, ces dictées dans le cadre desquelles les élèves sont appelés à douter, à échanger et, ensemble, à faire émerger la norme orthographique. La recherche réalisée sur ces dictées en contexte québécois relève, d’une part, qu’elles sont susceptibles de soutenir la plupart des élèves si elles sont mises en œuvre régulièrement. D’autre part, et de façon tout à fait intéressante, cette recherche montre que les différences entre les élèves faibles et les élèves forts diminuent nettement en fin de recherche (Nadeau et Fisher, 2014). Ainsi appert-il que la prise en compte des raisonnements grammaticaux, permise par les discussions suscitées lors des dictées métacognitives, serait des plus bénéfiques, mais que les élèves dont la compétence orthographique est de bas niveau en sortiraient particulièrement avantagés. La recherche sur ces dictées réalisée en Ontario francophone, quant à elle, a aussi permis de mettre au jour les avantages du recours fréquent à ces dictées (Nadeau, Arseneau, Fisher et Quevillon Lacasse, 2020). Des analyses poussées de données collectées auprès d’élèves du secondaire ayant participé à leur mise à l’essai indiquent que ceux qui font un usage restreint du français à l’extérieur de l’école profitent également de ces dictées. Ces dernières revêtent donc une pertinence didactique notable, notamment parce qu’elles permettent à une grande variété d’élèves de construire des connaissances relatives à l’orthographe grammaticale.

L’exemple des dictées métacognitives nous amène dès lors à avancer que les pratiques dont l’efficacité est reconnue en recherche sont fréquemment à même d’appuyer tous les élèves dans leur apprentissage de la grammaire. Cela n’en vient pas à dire qu’il faut simplement appliquer les dispositifs mis en avant par la recherche, car des adaptations sont bien souvent de mise pour que les élèves d’un contexte donné puissent en profiter au maximum. Nous soutenons surtout que de telles pratiques peuvent constituer un point de départ intéressant pour que se mette en place un enseignement grammatical qui s’opérera au profit de tous les élèves.

2. Mettre en œuvre des pratiques d’enseignement plurilingues

Pour ancrer son enseignement de la grammaire dans la diversité linguistique qui caractérise les salles de classe aujourd’hui, le corps enseignant peut également choisir de mettre en branle des pratiques plurilingues, qui misent sur la comparaison des langues connues par les élèves. En 2005, Nathalie Auger, professeure à l’Université de Montpellier, proposait Comparons nos langues, une vidéo à caractère didactique qui présente des exemples concrets pour enseigner le français au moyen de la diversité linguistique. Toute une partie de cette vidéo est consacrée à l’enseignement de la phrase de forme négative. L’enseignant appose une telle phrase au tableau et invite ses élèves à en proposer une traduction dans une langue qu’ils connaissent. S’ouvre ensuite un dialogue en plénière où chaque élève se fait expert et explique le fonctionnement de la phrase négative dans la langue retenue. Cette façon de procéder, fondée sur les langues que connaissent les élèves, permet dès lors de légitimer leurs expériences avec les langues et de mettre à distance les rouages d’une notion grammaticale donnée, ici la phrase négative. Cette distanciation que permet le travail métalinguistique plurilingue et le détour opéré par les langues des élèves fait donc en sorte qu’on peut faire étudier la notion en français de manière réellement signifiante. L’enseignant montre aussi à l’élève que le bagage de connaissances plurielles qu’il détient n’est en rien un obstacle au développement de connaissances sur le français ; à contrario, ce répertoire riche et diversifié devient un tremplin qui l’amène à plonger avec confiance dans l’apprentissage du français de scolarisation.

De nombreuses activités ont été proposées pour enseigner la grammaire dans cette perspective. Les travaux de l’équipe suisse ÉOLE (Éducation et ouverture aux langues à l’école) ont mené à la création d’activités similaires, lesquelles portent notamment sur le genre (http://eole.irdp.ch/activites_eole/fruits_legumes.pdf) et le nombre grammaticaux (http://eole.irdp.ch/activites_eole/animaux.pdf). De leur côté, Maynard, Armand et Brissaud (2020) ont mis à l’essai un dispositif visant l’enseignement de l’orthographe grammaticale de façon plurilingue auprès d’élèves du secondaire québécois en milieu pluriethnique. S’inspirant autant des avancées de la recherche en didactique de la grammaire que de celles portant sur la didactique du plurilinguisme, elles ont construit un dispositif gravitant autour d’activités d’éveil aux langues, de comparaisons interlinguistiques liées à l’orthographe grammaticale, de dictées métacognitives et de la rédaction de textes identitaires. Elles ont également comparé l’incidence de ce dispositif plurilingue avec celle d’un dispositif homologue, mais monolingue. Les résultats montrent que l’une et l’autre des versions du dispositif ont permis aux élèves de développer des connaissances sur l’orthographe grammaticale au posttest. Cela étant, au posttest différé, les élèves ayant pris part au dispositif plurilingue ont obtenu des scores plus élevés que ceux ayant participé à sa version monolingue. Cela montre ainsi tout l’intérêt de mettre en œuvre des dispositifs dont la pertinence est reconnue en didactique de la grammaire (par exemple, les dictées métacognitives), mais de les arrimer aussi à des activités de comparaison entre les langues.

3. Mettre en œuvre des pratiques d’enseignement plurinormatives

Baser l’enseignement de la grammaire sur les usages linguistiques des élèves peut également se faire grâce à une considération des variétés de français qu’ils connaissent et des normes d’usage qui caractérisent les situations de communication auxquelles ils prennent part à l’intérieur et à l’extérieur de l’école. En effet, le français existe surtout dans et par la variation, et le français de scolarisation n’est qu’une des nombreuses variétés faisant partie du répertoire linguistique des élèves. L’enseignement grammatical, selon des principes didactiques similaires à ceux que nous avons mentionnés eu égard aux pratiques plurilingues, gagne donc à s’inspirer des français connus par les élèves.

Cette prise en compte peut se faire de moult façons. Le corps enseignant peut d’abord construire ses dispositifs en s’inspirant des variétés de français que connaissent ses élèves. Par exemple, en Ontario, il est reconnu que plusieurs élèves francophones utilisent une variété linguistique dans le cadre de laquelle les radicaux des verbes irréguliers varient moins qu’en français standard. Quand ils apprennent ce dernier, les élèves pourraient donc faire face à des difficultés dans le choix desdits radicaux (par exemeple, ils allent, ils prendent). Or, rappelons-le, la classification traditionnelle des verbes prend appui sur les désinences infinitives (les verbes en -er, -ir, en -re) et, donc, ne favorise pas vraiment l’observation des variations associées aux radicaux. Il importe donc de ne pas se limiter à cette nomenclature et d’amener les élèves à étudier les ressemblances qui peuvent exister entre certains verbes sur le plan des radicaux. Par exemple, les verbes apprendre, comprendre, méprendre et surprendre se conjuguent de façon très similaire. Ainsi l’enseignant peut-il les enseigner conjointement, pour éviter que l’élève déploie constamment un effort de mémorisation important (Thibeault, 2020).

D’autres pratiques peuvent également s’insérer dans une vision plurinormative de l’enseignement grammatical (Thibeault et Maynard, 2022). L’enseignant peut, comme on l’a montré avec le plurilinguisme, mettre en perspective différentes variétés de français, de manière à faire comprendre aux élèves les mécanismes linguistiques qui sous-tendent les usages d’une structure relevant d’un français moins soutenu et de son équivalent en français de scolarisation. Une discussion relative aux situations de communication dans lesquelles le recours à telle ou telle structure est approprié pourra alors compléter un tel enseignement. Dans ces contextes, l’objectif n’est pas de hiérarchiser les variétés, bien au contraire! Il s’agit surtout d’amener les élèves à comprendre que toutes les variétés sont dotées de rouages grammaticaux permettant à un interlocuteur de se faire comprendre par un autre, qui connait la même variété. À partir de cela, il s’agira d’amener les élèves à réfléchir à des contextes de communication dans lesquels les variétés étudiées peuvent être employées. Enfin, il peut être intéressant de faire une recherche de nature historique pour que les élèves comprennent comment la notion grammaticale, en français standard et en fonction de différentes variétés, a évolué au fil des années. De telles réflexions leur permettront de comprendre que le français standard n’est en rien linguistiquement supérieur aux autres variétés, et que ce sont des rapports de pouvoir entre différents groupes qui ont déterminé laquelle des variétés serait associée aux usages légitimes d’une langue.


Si l’enseignement de la grammaire devrait doter les élèves du capital linguistique dont ils auront besoin pour s’épanouir en société, il va sans dire qu’il doit également se mettre en œuvre de manière à accorder une chance égale à tous. Les trois principes que nous avons arrêtés dans ce texte constituent autant de pistes qui devraient permettre au corps enseignant d’insérer ses pratiques dans une démarche axée sur la diversité et l’inclusion. Grâce à elles, les élèves seront appelés à réfléchir à la langue de scolarisation, aux langues et au langage, et à construire un répertoire plurilingue riche et diversifié.

Références bibliographiques

Auger, N. (2005). Comparons nos langues. Démarche d’apprentissage du français auprès d’enfants nouvellement arrivés. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=_ZlBiAoMTBo

Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. Fayard.

Chartrand, S.-G. (2012). Quelles finalités pour l’enseignement grammatical à l’école? Une analyse du point de vue des didacticiens du français depuis 25 ans. Formation et profession, 20(3), 48-59. doi:10.18162/fp.2012.222

Larouche, L. (2018). Pratiques déclarées d’enseignants de l’intermédiaire en contexte minoritaire, plurilingue et pluriethnique relativement à l’enseignement de la grammaire [mémoire de maitrise, Université d’Ottawa, Canada]. Recherche uO. https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/38006

Lord, M.-A. (2012). L’enseignement grammatical au secondaire québécois : pratiques et représentations d’enseignants de français [thèse de doctorat, Université Laval, Canada]. CorpusUL. https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/23457

Maynard, C., Armand, F. et Brissaud, C. (2020). Un dispositif plurilingue d’enseignement de l’orthographe grammaticale française pour favoriser les apprentissages d’élèves bi/plurilingues au secondaire. Revue canadienne des langues vivantes, 76(4), 335-355. https://doi.org/10.3138/cmlr-2020-0063

Nadeau, M., Arseneau, R., Fisher, C. et Quevillon Lacasse, C. (2020). Les dictées métacognitives interactives : un dispositif didactique prometteur pour le développement de la compétence orthographique en milieu minoritaire. Dans J. Thibeault et C. Fleuret (dir.), Didactique du français en contextes minoritaires. Entre normes scolaires et plurilinguismes (p. 155-184). Presses de l’Université d’Ottawa.

Nadeau, M. et Fisher, C. (2014). Expérimentation de pratiques innovantes, la dictée 0 faute et la phrase dictée du jour, et étude de leur impact sur la compétence orthographique des élèves en production de texte. Rapport de recherche FRQSC.

Thibeault, J. (2020). Vers une sociodidactique de la grammaire du français en contextes minoritaires. Dans J. Thibeault et C. Fleuret (dir.), Didactique du français en contextes minoritaires. Entre normes scolaires et plurilinguismes (p. 133-154). Presses de l’Université d’Ottawa.

Thibeault, J. et Maynard, C. (2022). Quand plusieurs normes linguistiques s’invitent dans le cours de grammaire. La Lettre de l’Association internationale pour la recherche sur la didactique du français (AIRDF), 70, 30-34.